Black Francis : "Il faut devenir sa propre chaîne de télé"
Disons-le d'emblée : nous classons cette interview dans la catégorie "peut mieux faire". Certes, nous l'avions préparée. Certes, nous avions nos questions sous les yeux et Black Francis en face de nous. Il n'y avait plus qu'à... L'entretien, prévu après le concert dans le confort du tour bus, a finalement eu lieu pendant la performance de Bobbie Peru, dans une loge bruyante, au milieu d'un défilé incessant de musiciens et autres roadies. Loin de nous cependant l'idée de nous plaindre : nous avons quand même eu droit à vingt minutes en compagnie du King. Suffisamment de temps pour lui poser quelques questions plus ou moins préparées (dont une ou deux furent habilement esquivées)... et de renoncer à beaucoup d'autres.
Affable et un brin énigmatique, il nous met immédiatement à l'aise (tu parles !) en nous révélant tout de go qu'il lit régulièrement Blackolero...
Blackolero - Quel est votre niveau de français ?
Black Francis - Affreux ! J'en sais assez pour lire, mais pas pour parler.
Blackolero - Mais nous savons tous que vous finirez par vous installer en France...
Black Francis - Je veux habiter dans l'ancien appartement d'Alexandre Gustave Eiffel, celui qui est en haut de la tour. Vous savez qu'il avait un appartement là-haut ? Imaginez ça, habiter en haut de la tour Eiffel ! C'est dingue. Ce serait comme vivre au sommet du Sacré-Coeur ou je ne sais quoi.
Blackolero - Nous avons été un peu surpris par cette idée de "precore" qui a semblé surgir de nulle part. D'où vient cette idée ? Est-ce parce que vous ne pouviez pas, ou ne vouliez pas, faire de rappels, histoire de quand même donner quelque chose aux fans ?
Black Francis - Non, ce n'est pas tout à fait ça. J'entends dire que tous les autres artistes sont en tournée en ce moment, encore plus que d'habitude, parce que personne ne vend de disques. C'est ce qu'on dit. Personnellement, j'ai l'habitude de vendre peu de disques, je fais des petits disques [petit rire]... Quoi qu'il en soit, ça m'a fait réfléchir. Je suis conscient de cette concurrence : quand la route est encombrée, on en entend parler. On vous dit "Ton concert ne se vendra pas bien ce soir, parce que ce soir il y a Untel ou tel groupe qui joue..." Mais maintenant, on me dit "Tout le monde est en tournée, il y a encore plus de concurrence." Et je me dis, comment puis-je faire en sorte que les gens parlent de mon concert ? Que puis-je faire pour provoquer des conversations : "Tu vas au concert ? Non, j'y vais pas, et toi ? Tu vas au concert ?"... Comment faire en sorte que la discussion porte sur mon concert ? Alors j'ai lancé un petit site web, et maintenant je peux contacter les fans à travers ce site et proposer une sorte de rendez-vous. On se retrouve à tel endroit, à 5 heures...
Je pense que ça vient de là, essayer d'interpeller les gens. On ne s'est pas tellement impliqués là-dedans, mais je demandais même: "Quel est votre bar préféré ? Quel est votre café préféré ? Votre librairie préférée ?" parce que ce sont les choses que cherche un musicien en tournée. Peut-être pas à Paris, là, évidemment, on a l'embarras du choix, mais si on est à Lille ou dans une autre ville plus petite, on peut avoir envie de savoir s'il y a un bon restaurant thai dans le coin. Les musiciens sont à la recherche de ce genre de chose, comme tout le monde. Ce n'est plus seulement "moi et mon concert", ça devient "Je viens dans votre ville, et je vais faire des tas de choses dans votre ville. Je vais boire des expressos dans votre ville, je vais manger de la cuisine thaïe dans votre ville, je vais donner un concert dans votre ville, je vais faire un precore dans votre ville !" C'est cette idée de... "nous voilà !" Bref, les precores étaient l'idée la plus forte du lot, parce qu'ils impliquent une performance musicale, et je ne me rendais pas compte qu'il y aurait autant de monde, parce que je n'ai pratiquement eu aucune réponse sur le site ! Vous savez, juste un type qui a dit "Pourquoi ne pas le faire ici ?", mais c'était la seule réponse ! [NDLR : ici, Black Francis est soit mal informé, soit injuste avec ses fans parisiens, notamment notre ami Rémi qui avait fait plusieurs suggestions.] Alors qui sera là ? Ce type ? Peut-être deux autre types ? Peut-être cinq mecs bourrés ! Je me suis dit bon, j'ai déjà dit que j'y serais, alors j'y serai. Et finalement beaucoup de monde est venu à certains de ces pré-concerts, c'était vraiment intéressant. D'une certaine manière, on a dépassé le pouvoir de l'Internet, c'est le pouvoir du SMS, le pouvoir du portable ou que sais-je. Est-ce que j'en ai beaucoup parlé sur le forum ? Un petit peu, pas tant que ça.
Blackolero - Donc vous avez créé le site pour être plus proche des fans, créer de l'interaction ?
Black Francis - Dans le monde de la musique aujourd'hui, il faut devenir sa propre chaîne de télé. Il faut tout faire. Pas forcément 24 heures sur 24, mais on ne peut plus se contenter de faire des disques et des concerts. Il faut participer, il faut faire "Youhou ! Youhou ! Regardez ça, regardez ce truc que j'ai écrit !", avec des types de contenus différents. Il faut que les gens restent branchés sur votre chaîne une fois qu'ils vous ont découvert. "Ah, j'aime bien cette chaîne, je reviendrai voir ce qui s'y passe." D'un côté, ça paraît un peu épuisant, mais de l'autre, je me dis ma foi, si je peux faire en sorte que ça reste axé sur la musique, ça peut marcher. Ça pourrait même être intéressant. J'essaie des choses, comme beaucoup d'autres. Qu'est-ce qu'on fait de ce nouveau média ? Pouvoir tourner une vidéo sur son téléphone portable et la mettre en ligne le même jour, c'est quand même génial. C'est agréable de voir toutes les règles disparaître. "Devinez quoi ? Plus de règles !" C'est super.
Blackolero - C'est comme une nouvelle version de la vieille éthique punk : faites-le vous-même, devenez le média.
Black Francis - Ouais ! J'adore ça ! Si j'avais plus d'énergie et de temps, je ferais... Je me dis toujours "Oh, ce soir je vais rester debout pour faire une vidéo" ou autre chose. Parfois je le fais, parfois non. C'est intéressant, c'est marrant. J'ai enregistré quelque chose il y a deux jours... je me dis que je le mettrai peut-être sur une page MySpace, ou sur YouTube si je veux... Je n'ai même pas besoin de le mettre sur mon site, je peux le mettre sur d'autres sites ! Celui qui me fascine vraiment, c'est YouTube, c'est comme un média à l'intérieur du média. C'est celui sur lequel tout le monde se précipite, au moins en ce moment. Comparez votre site à MySpace, MySpace est tellement plus gros, et comparez MySpace à YouTube... On a tellement de connexions ! Du genre, 20 000 visites pour mon petit clip maison ! Ouah ! 20 000 visites ! Je ne sais pas si 20 000 personnes vont acheter mon disque, mais ce sont 20 000 personnes qui ont été exposées à ma musique, ma vision ou tout ce qu'on veut. Donc on se dit "Ouais, je vais faire ça."
Blackolero - Qu'est devenu Frank Black ? Reviendra-t-il un jour ?
Black Francis - Je ne sais pas, je ne planifie pas vraiment tout ça. Rien n'est écrit à l'avance.
Blackolero - La musique est-elle différente ? Pensez-vous que certaines chansons étaient plus adaptées à Frank Black et que maintenant, vous être plutôt d'humeur "Black Francis" ?
Black Francis - Ce n'est pas à moi de juger, je me contente de faire les choses. Peut-être que ça sonne différemment, je ne sais pas. Les gens semblent penser que c'est le cas, mais je ne sais pas vraiment. Je ne fais rien consciemment. Il s'est trouvé que sur les deux premiers disques que nous avons faits, il n'y avait pas de deuxième guitariste. Pas d'autre guitare, pas de piano, rien, juste un trio. Est-ce que ce sera toujours comme ça ? Je ne sais pas, peut-être. Je ne planifie rien.
Blackolero - Vous pourriez être Black Francis et jouer avec un orchestre.
Black Francis - Bien sûr ! Mais je ne le ferai peut-être pas. Ou peut-être que je ne ferai jamais appel à d'autres guitaristes. Je n'ai pas de plan.
Blackolero - Il me semble que vous avez dit une fois que vous aimeriez jouer avec un grand orchestre.
Black Francis - Tous les musiciens ont envie de jouer avec un orchestre. C'est cher [petit rire].
Blackolero - Peut-être que le nom a influencé la façon dont les gens ont entendu les chansons. Si vous les aviez sorties sous le nom de Frank Black, peut-être que moins de critiques se seraient réjouis du "retour au son Pixies".
Black Francis - Oui, en fait je suppose que c'était un peu voulu. Une petite manipulation de ma part.
Blackolero - Quand Bluefinger est sorti, la plupart des critiques l'ont salué comme un "retour en forme". Ils s'attendaient sans doute à ce que la suite soit du même tonneau - de l'indie rock avec cris et distorsion. Au lieu de ça, vous sortez un remix funky, presque hip-hop de The Seus... Comment réagissez-vous aux attentes à votre égard ? Est-ce quelque chose qui vous touche ?
Black Francis - Non, parce que je n'y peux rien. Leurs attentes n'ont rien à voir avec ce que je fais. Je n'ai même pas d'attentes, je me contente de faire les choses ! Je n'ai pas de plan ni de vision, je ne me dis pas "Ce disque-là, je vais essayer de le faire de cette manière." Non ! Ce n'est pas comme ça qu'on écrit de la musique. On attrape une guitare et on joue, et parfois il se produit quelque chose. On ne reste pas assis toute la journée... Peut-être que certains font comme ça, et c'est ça que les gens ne comprennent pas. Ils s'imaginent que tous les musiciens décident en toute conscience de la direction qu'ils vont faire prendre à leur musique. Ça ne marche pas comme ça pour certains musiciens, dont je fais partie. Donc, si quelqu'un a des attentes... c'est très bien, mais ça n'a rien à voir avec moi ! [rires] Je n'y peux rien, je ne peux pas m'adapter, je ne peux pas dire "Oh, vous voudriez que je fasse ça ? D'accord, je vais le faire." Ce serait comme [il mime] verser de l'eau sur le feu ! Il n'y a plus d'étincelle créatrice, ça revient à me donner une douche froide ! [petit rire] Le feu s'éteint si vous faites ça.
Blackolero - Qui a eu l'idée du remix de The Seus ? Charles Normal ?
Black Francis - Je crois que c'était une demande de la maison de disques. Il y a eu d'autres remixes, plus délibérément dansants, faits par d'autres groupes, Bloc Party et Infadels. La chanson est presque méconnaissable.
Blackolero - Vont-ils paraître ?
Black Francis - Oui.
Blackolero - Le mini-album est-il issu de ce seul single ? Vos disques semblent pousser tout seuls à partir d'une seule session, une seule chanson. Tout à coup vous tenez quelque chose, et vous ne vous arrêtez plus.
Black Francis - Depuis que j'ai des enfants, je ne peux plus passer autant de temps en studio, donc quand j'en ai l'occasion, j'y mets tout ce que j'ai. D'une certaine manière c'est une bonne chose, les enfants m'obligent à être plus créatif parce que j'ai moins de temps à consacrer à ça. Je ne peux pas passer mon temps à réfléchir à ce que je vais faire. Parfois j'entre en studio sans avoir de chansons ! Disons que j'ai une chanson, et je leur dis "OK, préparez le micro, j'y vais dans cinq minutes. Laissez-moi seul cinq minutes." Et là j'y vais, j'écris ma chanson. Composer du rock n'est pas la même chose que de composer du classique. [Il bat la cadence sur ses cuisses en chantonnant] "Dadadada-dat-dat", ça fait une chanson ! Ça peut être très primaire, très simple. Avec les mêmes éléments de base, on peut aussi faire des choses très complexes, mais on peut aussi utiliser des éléments très simples et arriver à un résultat qui soit quintessentiellement très rock and roll. Vous avez plus de chances d'arriver à ce résultat en utilisant les éléments de base les plus simples.
Blackolero - En parlant d'enregistrer à la moindre occasion, on nous a dit que vous aviez enregistré quelque chose pendant cette tournée, notamment à Manchester avec Ding [Archer, bassiste de Bobbie Peru, et de Frank Black sur la précédente tournée européenne]... Sur quoi travaillez-vous ?
Black Francis - Une chanson pour ma femme pour la Saint-Valentin... Avec Ding, c'était à la demande du NME, un truc promotionnel. C'est quelque chose que j'aime faire. C'est un peu dur parce qu'on a peu de temps et qu'on est fatigué, le résultat n'est pas toujours génial. Enregistrer en tournée, ce n'est pas toujours ça. Parfois on tape juste, mais ça peut tout aussi bien être... intéressant, mais pas génial.
Propos recueillis par jediroller et Ray la Manta, le 16 février 2008 à l'Élysée-Montmartre
Traduction : jediroller
Traduction : jediroller
Libellés : exclu, frankblackenfrance, interview, precore
13 Comments:
Rassurez-vous les gars, elle est très bien cette interview.
Je vous aime.
Merci.
ouai, c'est très bien, ça finit juste un peu rapide, mais sa vision des nouveaux médias et support de communication est très interressante, et on comprend mieux pourquoi il s'investit plus dans internet pour notre plus grand plaisir ! ;-)
Euh, au fait, devait pas y avoir une chanson exclusive ? :D
Il y a une chanson exclusive, que Ray La Manta et moi-même écoutons en boucle en pensant à vous :)
Patience...
Très bien les gars. Au fait, combien de spectateurs au "concert"? (ça me fait rire, "concert"... comme s'il s'agissait de Rachmaninov et son quatuor à cordes... on dit "SHOW"!).
Des zigs qui jouent de la musique, c'est un concert, que ce soit le quatuor Talich ou les Dead Kennedys. "Show", c'est un mot étranger pour dire "spectacle". Quand je pense que les Français croient encore au mythe du Québec comme dernier rempart de la francophonie contre l'anglais conquérant... ;-)
http://www.dailymotion.com/group/3428
Voici la page , ou vous pourrez voir l'extrait du pré-concert de Mr Black francis à L'entrpôt.
pFF Les gars vous êtes EXCELLENTS§
merci pour le clin d'oeil!
Merci Sami !
Rémi, nous ne faisons que rétablir la juste vérité :)
Czar a dû confondre avec "concerto". Qui n'est pas du tout le même mot, mais alors pas du tout, pff...
;)
THE Man en personne... Bravo les gars...
Et quelles étaient les questions qui ont été "esquivées" ??
olivier a dit :
"Et quelles étaient les questions qui ont été "esquivées" ??"
Chut !...
;)
Trés bel entretien (trés belles réponses !). Merci à vous.
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