¡BLACKOLERO!

Frank Black, Black Francis, Pixies, Breeders

15 mai 2007

Dix ans de Frank Black par Charles Thompson

À l'occasion de la sortie, en juin prochain, du premier "best of" de Frank Black, le label Cooking Vinyl distribue à la presse cette interview dans laquelle notre homme revient sur les albums qui ont jalonné ses dix premières années en solo. Il était du devoir de Blackolero de traduire et de reproduire ce document in extenso...

Ma carrière suit une véritable courbe narrative. Ca a l’air bête à dire, mais en gros c’est ce qui se passe avec ces chansons : on peut me voir m’éloigner des Pixies et trouver mon identité solo, retrouver un groupe et reforger une alliance, puis le perdre ainsi que mon mariage, et finalement guérir de mon obsession de l’enregistrement direct sur deux pistes. La courbe est très nette.

Cette compilation-là ressemble moins au Best Of Blondie, à The Beatles 1962-66 ou au 20 Golden Greats and Rolled Gold des Beach Boys qu’au meilleur des Residents ! J’ai d’abord hésité quand mon manager m’a proposé de faire un "best of" : je ne suis pas vraiment connu pour mes tubes. D’un autre côté, ce n’est pas pour faire des tubes que je me suis lancé dans ce métier. Je voulais être un électron libre, faire partie de l’underground plutôt que du Top 50. Je voulais être un artiste et un musicien, pas être invité à des fêtes. Il faut être fidèle à ce qu’on est.

Mais j’ai beaucoup de chansons derrière moi et donc, pour les non-initiés, le Best of (1993-2003) est un bon point de départ. Il sonne comme un album normal de Frank Black, parce que tous mes disques sont un peu schizophrènes – une chanson rapide, une chanson lente, une chanson country, une chanson punky. Cela a beau être une banalité, il est vraiment représentatif de l’artiste que je suis !


FRANK BLACK (1993)

C’était excitant de faire mon premier album solo, même si j’ai subi pas mal de stress pour diverses raisons. Il y avait le split imminent des Pixies, et puis je venais d’acheter ma première maison et le chien des propriétaires précédents y avait laissé des puces partout, du coup mon batteur et mon ingénieur du son se faisaient bouffer tout vifs. C’était très gênant. Par ailleurs, j’avais décidé de me mettre au jogging au moment où je commençais à enregistrer cet album. Un jour, j’étais sur la plage à faire des échauffements, des étirements et tout à coup, mon genou se déboîte ! C’était si douloureux que je ne pouvais même pas marcher. Pendant l’enregistrement, je m’appuyais sur une canne en bois que j’avais dénichée chez un antiquaire. Les muscles de ma jambe gauche se sont carrément atrophiés ! C’était effrayant.

À part ça, c’était marrant. Je faisais de la musique d’une manière que je n’avais jamais approchée auparavant, parce qu’avec les Pixies, nous n’avions aucune idée de la façon dont on fait un disque, au moins au début. J’étais le grand patron et j’ai pris les choses en main ; même le pauvre Gil Norton, qui a produit les trois derniers albums des Pixies, pouvait à peine en placer une sans que je gueule "NON, JE VEUX ESSAYER CA !" J’étais soulagé d’être sorti de l’organisation Pixies, de pouvoir enfin expérimenter et apprendre à bosser en studio sans prendre tout le monde à rebrousse-poil. Sur le dernier Pixies, le producteur… tout le monde, en fait, était contre moi. J’étais si obstiné à propos de tout. Mais sur mon premier album solo, on était pour ainsi dire entre âmes sœurs : par exemple, il y avait Eric Feldman, que je respectais énormément et qui avait la même envie d’essayer des choses nouvelles.

Une partie de l’album était planifiée : j’avais commencé à enregistrer des titres à l’appartement d’Eric, à San Francisco, et ils sont devenus les maquettes du disque. Mais j’ai écrit une grande partie des paroles au café près du studio, très spontanément, juste avant d’aller les chanter. Si on écrit sous l’influence de la caféine et du manque de sommeil, sans aucune préparation, c’est sûr qu’on risque de se planter. Mais on peut aussi tomber sur d’heureux accidents, et ceux-là sont vraiment magiques.

Je n’avais encore enregistré aucune voix quand le patron de 4AD, Ivo Watts-Russell, a annoncé qu’il arriverait avec le prochain avion pour entendre ce que j’avais fait. Alors j’ai passé deux jours d’affilée sans dormir, à enregistrer les voix en préparation de sa venue. Je me suis endormi dans ce hamac que mon ex-femme avait apporté, et j’avais cette espèce d’écume blanche sur la bouche, comme un chien. Mais cette expérience avait quelque chose de très beau et d’exaltant. L’une des chansons que j’ai enregistrées dans ces circonstances était "Los Angeles", qui est devenue la plus connue de ce disque.

Pour le meilleur et pour le pire, j’avais enfin commencé à écrire des chansons plus personnelles. Non pas que les chansons des Pixies ne racontent rien ou ne veuillent rien dire, mais un grand nombre d’entre elles, en particulier les plus anciennes, étaient absurdes ou improvisées. Je ne passais pas beaucoup de temps sur les paroles, j’inventais un truc sur le moment. Mais j’ai fini par en avoir marre de faire du Jabberwocky. Je voulais écrire des chansons qui parlent d’un sujet précis. Alors, pour cet album, j’ai écrit une chanson d’amour aux Ramones, une autre sur la sous-culture ovni contemporaine... C’était des chansons qui avaient une signification.


TEENAGER OF THE YEAR (1994)

Certains disent que c’est mon meilleur album solo. Pourtant j’ai vraiment eu un gros blocage pour écrire les paroles. Pas pour la musique. Je m’entendais merveilleusement avec mon nouveau guitariste, Lyle Workman ; avec lui, pas besoin de répéter. Même chose avec le batteur, Nick Vincent. Entre ces deux-là et Eric, j’avais ce groupe vraiment expérimenté, et je pouvais écrire des chansons vraiment vite : je leur donnais une progression d’accords et ils en tiraient un arrangement à mon goût. C’était vraiment très excitant pour moi.

C’est pour ça qu’il y a autant de chansons sur cet album. Mais pour les paroles, je coinçais vraiment. J’avais pris l’habitude d’aller me balader dans les collines de Malibu avec ma Cadillac. J’écoutais de la musique, je jouais de la guitare. C’était une excuse : si je continuais à écrire de la musique, c’est parce que je n’arrivais pas à écrire de paroles ! Quand j’arrivais au studio, les autres me demandaient si j’avais écrit des textes, et je répondais "Non, mais j’ai une nouvelle chanson !" Finalement, l’ingénieur du son, Al Clay, et le coproducteur, Eric Feldman, ont décidé qu’on ne pouvait pas dépenser un centime de plus à enregistrer des accompagnements, et sans rien me dire – un coup de génie de leur part – un jour, à eux deux, ils ont écrit les paroles d’une chanson. Ils essayaient d’être moi : c’était un truc spatial, une histoire de science-fiction. Ils ne s’en sont pas vantés. Ils m’ont dit : "On essaie seulement de te stimuler." Eh bien, j’ai été foutrement stimulé ! J’étais horrifié ! "Non mais ça va pas ? C’est nul !" J’étais furax ! Est-ce que j’étais en colère parce que j’étais aussi facile à pasticher ? Peut-être que je n’étais pas encore conscient de mes propres clichés ou de l’image que les gens avaient de moi... C’était flippant, ou perturbant, je ne sais pas. En tout cas, je me suis précipité sur les hauteurs de Malibu ! La première chanson dont j’ai écrit le texte a été "Freedom Rock".

L’album a commencé à prendre forme quand je me suis mis à y incorporer l’histoire de la Californie, dans un style SF. Il y a plein de références à Los Angeles, au passé et au futur. Je reprenais la géographie que j’avais déjà utilisée dans Bossanova. C’est un peu comme si L.A. devenait pour moi ce que New York était pour Lou Reed : "La Californie, c’est moi !" La Californie est devenue ma matière première. D’où toutes ces références à l’histoire, à la politique, à la géographie, aux personnages – comme Mulholland qui a amené l’eau jusqu’à L.A. Si c’était assez bon pour Roman Polanski, c’était assez bon pour moi.


THE CULT OF RAY (1996)

Avec "Men In Black", on continue dans la SF. Avec "I Don’t Want To Hurt You (Every Single Time)", j’ai essayé d’écrire une simple chanson d’amour qui tourne mal, à la manière d’Elvis Costello. J’aime vraiment "You Ain’t Me" - pour être tout à fait honnête, elle a probablement été un petit peu inspirée par une personne de mon ancien groupe [rires]. À l’époque où j’ai écrit la chanson, elle venait de connaître un énorme succès [avec "Cannonball" des Breeders], et peut-être que je me sentais "culte", sans jeu de mot. J’avais à la fois le sentiment d’être un peu plus underground et une lassitude à l’égard du music business, de toutes ces mains qu’il fallait serrer. Non pas que j’aie fait des compromis sur la musique, mais déjà avec les Pixies il y avait toutes ces inquiétudes : comment avoir plus de succès, comment parvenir à faire des clips à gros budget, passer sur MTV, à la radio... Ce n’est pas pour ça que j’ai voulu faire ce métier.

Toutes ces histoires commençaient vraiment à me fatiguer, et j’ai réagi avec Cult Of Ray, où je m’efforce de ne pas du tout m’adresser au public. C’était un truc très personnel - "Je vais simplement faire un disque en prenant tout mon temps, je vais dépenser autant d’argent que je voudrai et planifier le moins possible, je vais le produire moi-même et tout faire de la manière dont j’aurai envie de le faire." Et donc, ce que "You Ain’t Me" voulait dire, c’était "je ne suis pas celui que vous voulez que je sois", même si c’était codé.

Sur le tournage du clip pour "Men In Black", on a rencontré les vrais "hommes en noir" dans le désert ! J’étais sur une colline en train de regarder l’équipe filmer les acteurs déguisés en men in black, quand tout à coup est apparu au-dessus de nous cet énorme hélicoptère noir qui ne portait pas le moindre numéro d’identification ! Je me suis dit : "Ouah, voilà les hommes en noir !" Et je me suis mis à me dire qu’ils me suivaient, genre "La CIA a un dossier d’un mètre d’épaisseur sur moi !"


FRANK BLACK AND THE CATHOLICS (1998)

Sur cet album, je suis accompagné par le même groupe qui a joué avec moi sur Cult Of Ray. On devait faire une démo pour Rick Rubin. Je venais de signer sur son label, et j’étais encore pas mal têtu à cette époque. On répétait en face du studio préféré de Rubin à L.A., Sound City, et le manager du studio nous a laissé entrer. Alors on a traversé la rue avec notre matos pour l’amener dans cet endroit où Nirvana a enregistré, où Tom Petty a fait Damn The Torpedoes... un vieux temple du rock’n’roll analogique, dans un vilain quartier industriel de la vallée de San Fernando. Comme on n’avait pas beaucoup de temps, quelqu’un a suggéré qu’on joue tout live et qu’on enregistre sur un deux-pistes, ce qui nous éviterait de perdre du temps au mixage.

Le deuxième jour, on était tous ravis parce que ça sonnait vraiment bien, très rock’n’roll. Le troisième jour, Rubin n’avait plus la moindre chance – on avait enregistré notre grand album, tout en live. J’étais sur un nuage. Il était si brut – on avait commencé à avoir ce son sur Cult Of Ray, mais c’était encore sur 16 pistes. Ça me plaisait d’avoir moins de pistes avec lesquelles travailler. Eric Feldman n’était pas là à l’époque : il y avait seulement deux guitares, la basse et la batterie. J’adorais ce son dur, macho, et on a tout fait en un week-end. J’ai dit, "Qu’est-ce que Rick Rubin va bien pouvoir faire avec ça que nous n’ayons pas fait ?" Scott, le batteur, a répondu "Tout ce qu’il peut faire c’est en sucer toute l’âme ! Tout rendre parfait, lisse et plus commercial, mais ça n’aura plus la même vibration." Au bout du compte, Rubin a dit que c’était vraiment une super démo, mais pas un super disque. Et c’est peut-être vrai. Mais les membres du groupes venaient tous du post-punk, ils avaient l’habitude de faire des disques à l’arrache, sans se soucier de les vendre ou de passer à la radio. C’était très anti-commercial. Alors, pour nous, faire un disque en un week-end, on se reconnaissait tous là-dedans. Oublie la caisse claire – c’est du rock ! Et c’est devenu mon truc pour un moment, tout a été enregistré en direct sur deux pistes jusqu’à Show Me Your Tears (2003), bien qu’on ait commencé à sonner plus country à ce moment-là. C’est presque devenu une religion, un parti-pris dans un monde de plus en plus envahi par la technologie numérique. Je ne voulais rien avoir à faire avec tout ça.


PISTOLERO (1999)

Celui-là sonnait aussi très brut. Ça balance bien. On n’a vraiment commencé à explorer le côté country que sur l’album suivant. Mais celui-là était brut de décoffrage, pas "lo-fi", mais le plus rentre-dedans possible. "Bad Harmony" était encore une chanson d’amour qui a mal tourné, mais bien plus agressive que "I Don’t Want To Hurt You". "Western Star" se rapproche, sinon musicalement, du moins par les paroles, de chansons comme "Calistan" ou "Los Angeles" : un paysage étrange et désertique, avec des références à la science-fiction et même à David Bowie. C’était un délire futuriste, même si je ne me rappelle pas sur quoi je délirais. J’ai tendance à entrer en transe quand j’écris des paroles. En concert, "Western Star" était sans aucun doute la chanson la plus populaire de cet album, avec ce passage "Yo soy un pistolero" ("je suis un porte-flingue") – je suppose que je me sentais comme un pistolero ! On prenait la route à quatre, sans ingénieur du son, sans roadies, on portait nos propres amplis, on jouait dans de petits clubs, on essayait délibérément de jouer dans des villes toujours plus petites : "On veut jouer à El Paso ! Trouve-nous une date au Nouveau-Mexique !" C’était excitant. Après les Pixies, ça m’a peut-être un peu vexé : l’enfant gâté qui tout à coup n’était plus personne. Mais au bout d’un moment, j’ai commencé à aimer ça. Genre "OUAIS ! Je m’en tape d’être populaire. Je fais des disques, je me balade d’un relais routier à l’autre dans ma camionnette, je joue dans des clubs, j’enregistre en live sur deux pistes... On est des durs !" J’aimais vraiment ça. "Je suis un pistolero ! Je suis un vrai dur à cuire !" On chargeait et déchargeait notre matériel plus vite que n’importe qui. On avait même arrêté de faire des balances ! On branchait les amplis l’après-midi, on revenait à minuit et on jouait, sans setlist, aussi fort et aussi longtemps qu’on pouvait... C’était presque méditatif : "On va faire du rock, on va faire du rock, on va faire du rock. On chargera la camionnette plus vite que n’importe qui, on ira plus loin que n’importe qui, on jouera dans les clubs où personne d’autre ne joue." On était devenus comme ces moines bouddhistes qui marchent, s’allongent et se relèvent jusqu’à développer ces espèces de nodules sur leurs os. Ce n’était pas une philosophie comme le "straight-edge". C’était simplement de la musique, mais débarrassée de tout le baratin.


DOG IN THE SAND (2001)

On a eu quelques rares plaintes à propos du fait que, si sur scène on assurait vraiment, nos disques, par contre, n’étaient pas très produits. Ça m’a plutôt donné envie d’aller encore plus loin sur cette voie, par défi. Mais je me suis quand même demandé comment les polir un peu plus. "Je sais, on va demander à quelques potes de venir jouer avec nous. On aura une jolie guitare carillonnante ici, un peu de percussion là, et puis un peu de piano pour adoucir le tout. Mais au lieu de mixer tout ça, on va jouer comme un seul groupe de sept ou huit personnes."

On se préparait à une autre de nos tournées "macho" à quatre dans la camionnette, quand Rich Gilbert s’est amené avec sa pedal steel, qu’il voulait essayer dans notre local de répétition de Rhode Island. Et dès qu’il a commencé à jouer de cet instrument magique... "Wow !". Ç'a été une révélation. C’était comme si une femme magnifique était entrée dans la pièce avec une harpe : un son divin, pas seulement le son de la musique country, mais de toute la musique occidentale, les débuts du rock'n'roll. C'était un son très cinématographique. Il l'a donc testé sur toutes les chansons, puis nous avons été rejoints par un autre guitariste, Dave Philips, qui joue aussi de la pedal steel, Eric Drew Feldman est revenu aux claviers, Joey Santiago et Morris Tepper étaient là... Rich a commencé à changer d'instrument pendant l'enregistrement, pour créer un son encore plus riche. Et la plupart du temps, ça marchait. On a réengistré à Sound City et là, on avait un beaucoup plus gros son, beaucoup plus riche que les deux disques précédents. Ce n'était plus aussi bricolé et punk. Ça nous plaisait.


BLACK LETTER DAYS (2002) et DEVIL’S WORKSHOP (2002)

On était devenus obsédés par la Californie. On avait enregistré à San Fernando, un quartier peuplé de Latinos, où les gens vous parlent automatiquement en espagnol. Et Sound City n'était pas très loin, alors on y allait avec nos burritos qu'on mangeait à la Mission catholique. C'était un endroit plein de sérénité. J'étais aussi devenu obsédé par une autre chanson d'amour perdu, "Sister Isabel" de Del Shannon. J'étais là avec toutes mes obsessions – cette chanson, l'histoire de Los Angeles, l'enregistrement sur deux pistes – et elles se sont toutes mêlées dans ma décision d'enregistrer sur la route, dans un studio mobile ! Je voulais enregistrer dans la "vraie" Californie, faire le tour des 22 missions qui ont fondé l'État, en commençant à San Diego et en terminant à San Francisco. La moitié de ces missions se trouvent dans des villes connues, mais l'autre moitié est dans des zones rurales. San Francisco, L.A. ont été bâties à partir de ces missions, avec la sueur des Indiens, la brutalité des soldats espagnols et l'Église catholique. Je suis devenu obsédé par El Camino Real – "le chemin royal" – qui relie toutes ces missions. Je voulais jouer dans toutes ces villes et y enregistrer, avec un équipement analogique, des amplis d'époque. Donc j'ai passé six mois avec un ingénieur du son dans un studio désaffecté de Sound City, et j'ai créé mon propre studio mobile. On louait un camion, on le chargeait, on trouvait un endroit et on s'installait.

Nous avons enregistré Black Letter Days dans un loft situé dans un immeuble branché de Japantown. On enregistrait, puis on faisait une pause pour manger japonais – c'était le paradis. Mais je voyais arriver le moment où nous serions éjectés à cause du bruit, donc nous avons déménagé le matériel – il a fallu six heures pour tout démonter. Nous avons quitté l'immeuble à 4 h 30 du matin et la section rythmique et le guitariste m'ont accompagné dans ce grand espace de répétition industriel que j'avais déjà utilisé seul et avec les Pixies, et nous avons terminé l'enregistrement là. On dit que le disque a un son enterré, pas très clair : c'est dû en partie aux sols en béton de cet endroit, et en partie au fait que c'est comme ça que sonne la musique rock.

Je voulais sortir deux disques en même temps. Je ne voulais pas en faire un, puis publier l'autre trois mois après. Et ça ne collait pas de mettre toutes les chansons sur le même disque, d'abord à cause des différences de son, et ensuite parce qu'elles avaient été enregistrées avec des musiciens différents. Et puis, je ne voulais pas garder ces chansons sous le coude pendant un an. Je n'avais pas la patience pour ça. C'est peut-être ça, mon défaut.

On a passé beaucoup plus de temps à faire Black Letter Days, et j'avais fait beaucoup de démos avec des musiciens de Beck et quiconque passait par là. Quand on a commencé à enregistrer les démos avec les Catholics, tout avait été pensé à l'avance. C'était un disque beaucoup plus planifié que Devil's Workshop qui, par contraste, contenait beaucoup plus d'échos du passé, des bouts de musique écrits des années auparavant, des morceaux de mélodie ou des progressions d'accords que j'aimais beaucoup, mais que je n'avais jamais trouvé le moyen d'enregistrer.

De l'avis général, Black Letter Days est le meilleur disque et Devil's Workshop est le mouton noir. Les deux albums ont leurs fans, mais je crois qu'il y a plus de variété sur Devil's Workshop, bien qu'il soit plus court.

Je trouve qu'on accorde un peu trop d'importance à la production de nos jours. Le rock, ce n'est pas un super son de batterie. Les disques n'ont pas besoin d'avoir un son parfait. Tous les disques ne sont pas obligés de sonner comme ceux de Steely Dan ou de Roxy Music (et j'adore Steely Dan et Roxy Music !). Devil's Workshop est le moins populaire de mes disques avec les Catholics, mais c'est mon préféré.


SHOW ME YOUR TEARS (2003)

Nous avions besoin d'un nouvel endroit pour enregistrer. Il a fallu se rendre à l'évidence : trimbaler le matériel d'une ferme à une école abandonnée était cher et difficile. Nous avons donc décidé de chercher un emplacement plus permanent, comme le loft à Los Angeles, et j'ai trouvé un studio vide à Hollywood. Van Dyke Parks est venu jouer un soir, et d'autres gens allaient et venaient : j'aimais bien cette idée d'avoir un entourage, un peu comme les Rolling Stones, des gens qui venaient faire un tour et taper le boeuf avec nous. On travaillait avec deux producteurs différents, Nick Vincent et Stan Ridgway, chacun avec son style particulier. J'adorais ça !

Le revers de la médaille était que tout mon univers était en train de s'écrouler : le groupe, mon mariage... En fait, pendant que j'enregistrais certaines de ces chansons, mon ex-femme me disait : "Charles, ces chansons sont un peu... Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce que je devrais m'inquiéter ?" Et je répondais "Oh, non non non ! Ce sont seulement des chansons." Mais, évidemment, elle avait raison. Même si je n'en étais pas conscient, je n'écrivais pas ces choses-là par hasard.

Comme je l'ai dit, le groupe aussi était au bord de la séparation. Nos disques se vendaient peu, et faire partie de Frank Black & the Catholics devenait une situation précaire. Le groupe en avait assez d'enregistrer sur deux pistes, et ils se disaient que si je travaillais avec un producteur et que j'enregistrais sur un multipistes, avec des corrections etc., dans un vrai studio, je ferais quelque chose de plus lissé, de plus produit, ce qui n'était pas faux.

J'aime vraiment ce disque. J'étais à la fois triste et heureux : heureux parce que j'étais parvenu à faire passer ce qui m'arrivait dans mon art, ce qui est toujours satisfaisant. Et ma tristesse était plus humaine, c'était celle d'un membre de l’espèce humaine qui vivait des expériences intenses et voyait se terminer une longue relation. C'était lourd, mais je n'étais pas seul, car je suivais une thérapie. Le titre est venu d'une chanson qui n'a finalement pas été intégrée au disque : elle parle de montrer ses émotions, notamment devant un public.

Lorsque je criais, avec les Pixies, c'était plus primal. C'était l'expression de ma confusion. Show Me Your Tears parle d'exprimer ses émotions, mais d'une manière plus poignante, plus profonde et sans se cacher derrière l'abstraction. "Massif Central" était une chanson prophétique qui décrivait ce que je ferais dans un futur proche : "Je vais quitter les USA, m'installer en France, trouver une nouvelle femme et vivre dans le Massif central, ce lieu solitaire et envoûtant." Cela reflétait mes sentiments : heureux et hanté, seul mais plein de vie. Mais finalement, je ne suis pas allé en France : j'ai rencontré cette fille au beau milieu de l'Oregon, et c'est là que je suis aujourd'hui. Donc, comme vous pouvez l'imaginer, cette chanson signifie beaucoup pour moi.

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6 Comments:

Anonymous Anonyme said...

c'est un boulot de titans que tu vous nous avez fait là les gars!
chapeau bas!

15/05/2007 21:35  
Anonymous Anonyme said...

Le titan c'est Jedi. Depuis la détaxation des heures supp' on ne l'arrête plus :)

15/05/2007 22:27  
Anonymous Anonyme said...

merci beaucoup pour la traduction !
je ne savais pas que Frank Black avait tourné un clip pour "Men in Black".
Quelqu'un l'a déjà vu ?

16/05/2007 10:00  
Anonymous Anonyme said...

bravo, superbe traduction !!.
Je n'aurais pas eu le courage de lire l'interview en anglais... La j'ai pris du plaisir a connaitre les origines des chansons du sieur Black.
ofabsis

16/05/2007 10:28  
Blogger Czar said...

Wow Jedi, beau boulot! Quelle abnégation!

16/05/2007 13:09  
Anonymous Anonyme said...

Que dire de plus... super!

16/05/2007 14:09  

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